L’ergonomie du jeu vidéo – Partie 1 : késako ?

Quel est le point commun entre The Elder Scrolls V : Skyrim, Mass Effect, Street Fighter IV, Worms ou encore Diablo 3 ? Ce sont tous de grands jeux acclamés par les critiques et le public et pourtant, ils possèdent tous de sérieux problèmes d’ergonomie ! C’est grave docteur ? Et finalement, qu’est-ce que l’ergonomie dans un jeu vidéo ? Dans ce premier billet, nous essaierons de voir concrètement ce qu’est l’ergonomie du jeu vidéo, de comprendre pourquoi il faut s’y intéresser. Nous verrons dans un prochain billet comment procéder pour améliorer nos jeux préférés.

I. Quoi ?

Définition de l’ergonomie d’un jeu

Quand on parle d’ergonomie des interfaces logicielles ou web, on parle souvent d’adapter l’application à son utilisateur c’est-à-dire en prenant en compte ses capacités cognitives (mémoire, perception, attention), en rendant la tâche intuitive et en lui permettant d’anticiper les erreurs. De manière plus formelle, on retrouve la notion d’utilisabilité : permettre à l’utilisateur d’utiliser son application avec efficacité, efficience et satisfaction (c’est-à-dire sans difficultés et de façon performante). Dans le cadre du jeu vidéo, de quoi parle-t-on ?

Mass-Effect

Figure 1 – L’inventaire de Mass Effect : impossible de comparer les items ni même de les trier. Une plaie lorsqu’il s’agit de se débarrasser de certains items pour faire de la place.

Si on se limite aux menus et à l’HUD, la définition s’applique tout aussi bien : le joueur ne doit pas passer son temps à chercher des infos dans les menus, à organiser son inventaire, à comprendre comment changer les options du jeu etc. Un exemple de problème classique peut être observé dans Mass Effect (Bioware, 2008), jeu de rôle à la troisième personne, où le joueur est amené à ramasser de nombreux objets pour progresser (armes, armures, etc.). L’inventaire ne peut contenir qu’un nombre limité d’objets ce qui contraint régulièrement le joueur à se débarrasser des objets de moindre valeur et c’est là que le bas blesse. Il est impossible d’avoir une vue globale de la valeur des objets ni même de les trier ! Résultat : on passe de longues minutes à réaliser des actions tout simplement ennuyantes, voire frustrantes.

Half-Life, Valve 1998

Figure 2 – Half Life : qui peut se vanter d’avoir fini le jeu sans jamais être tombé accidentellement d’une échelle ?

La définition semble également bien s’appliquer au contrôle du personnage et à la compréhension des règles. Comprendre comment effectuer une action basique comme ouvrir une porte, ne pas avoir à chercher sur quelles touches appuyer, comprendre pourquoi une action réussit ou échoue etc. De nombreux exemples peuvent être cités mais un des plus pertinents est celui des échelles dans les jeux de tirs à la première personne. Dans Half-Life (Valve, 1998), best-seller considéré comme l’un des plus grands jeux de tir à la première personne, l’utilisation des échelles est tellement complexe et hasardeuse qu’on retrouve même des vidéos expliquant comment descendre d’une échelle en 4 étapes ! En tant que joueur, on craint plus les échelles que les quelques extraterrestres rôdant dans les couloirs. Ces problèmes existaient en 1998 et existent encore aujourd’hui.

Contradiction ?

Image modifiée de Super Mario Bros, Nintendo 1985

Figure 3 – Si on applique la définition de l’ergonomie web stricto sensu au jeu vidéo, finir un jeu de façon efficiente reviendrait à le finir en pressant une touche !

Il semble donc que la notion d’utilisabilité soit bien adaptée au jeu vidéo. Mais si on s’intéresse au gameplay, au fait de jouer en soi, peut-on parler d’ergonomie ? L’ergonomie des interfaces web et logicielles a souvent pour objectif de réduire les obstacles à la performance et la production de l’utilisateur. Mais de par leur nature, les jeux vidéo sont différents des logiciels. Ils n’ont pas un objectif de production, mais de distraire le joueur. L’obstacle est un élément fondateur du jeu vidéo. Comme le note Bernard Suits, le jeu vidéo peut être considéré comme « une suite d’obstacles non nécessaires que le joueur affronte volontairement ». Si on supprime cet obstacle du jeu, on supprime tout l’intérêt du jeu.

Resident Evil, Capcom 1996

Figure 4 – Un zombie ! Vite un demi-tour en deux temps et on est parti !

De plus, pour Jonhson et Wiles, il y a des cas où enfreindre les principes d’ergonomie, qu’on appliquerait aux logiciels ou aux sites web, peut contribuer au plaisir du jeu. Prenons l’exemple de Resident Evil sorti en 1996 sur Playstation. Le jeu vous propose d’incarner un agent des STARS envoyé enquêter dans un manoir peuplé de zombies. L’intérêt n’est pas tant dans l’action et dans l’élimination des zombies mais dans la survie et dans la fuite. Si le jeu a marqué toute une génération de joueurs de par son ambiance et sa qualité, il a également fait l’objet de vives critiques quant à sa manipulation lourde et ses angles de caméra obstruant la visibilité de la scène. Alors effectivement, du point de vue de l’ergonome non averti, on crie au scandale, en tant que joueur, on peste contre cette lourdeur des déplacements qui nous a encore conduit au game over, contre cet angle de vue qui cachait le zombie au coin du couloir … et pourtant ce sont là autant d’éléments qui donnent des frissons. Eviter de justesse les zombies ou les entendre sans les voir font partie de l’expérience de jeu ! Malgré le changement d’orientation de la série, plus portée sur l’action, on retrouve encore dans Resident Evil 5 des déplacements lourds qui font l’identité de la série. On ne peut donc pas lui imputer de ne pas être ergonomique pour cette raison !

Dead-Space

Figure 5 – L’interface de DeadSpace : pas toujours lisible mais toujours immersive.

Dans Dead Space, un jeu à la troisième personne où le personnage doit survivre dans un vaisseau infesté de monstres, l’interface pour gérer son inventaire est placée devant le personnage, comme si celle-ci était un hologramme. Ainsi lorsque le joueur accède à son inventaire, non seulement le jeu ne se met pas en pause (il est toujours possible de se faire attaquer) mais en plus l’interface peut parfois être positionnée de façon illisible. Si là encore l’ergonome pourrait faire remarquer que le joueur ne peut pas effectuer sa tâche correctement, c’est tout simplement une volonté des concepteurs du jeu de préserver l’immersion du joueur.

L’ergonome doit alors s’assurer de ne pas appliquer ses théories issues de l’ergonomie logicielle et web sur le jeu vidéo sans le connaitre et l’avoir étudié au préalable.

L’impact sur la difficulté

New Super Mario Bros Wii, Nintendo 2011

Figure 6 – Luigi se charge de finir le niveau pour vous.

L’arrivée de l’ergonomie dans le domaine du jeu vidéo peut être vue comme une réduction de la difficulté et de ce fait, de l’intérêt des jeux à venir. Ainsi, le Super Guide (Nintendo) a été vivement critiqué lors de son annonce, les joueurs craignant que cette aide directe supprime tout l’intérêt du jeu. Apparu pour la première fois dans New Super Mario Bros Wii (Nintendo, 2011), ce système propose aux joueurs ayant perdu plus de 8 fois dans un niveau de le finir à leur place en prenant le contrôle du personnage. Le jeu peut ainsi être parcouru sans difficulté pour les joueurs néophytes. Or, le challenge et l’échec sont indispensables et comme le précise Jesper Juul, le fait de perdre est un composant essentiel du plaisir du jeu. Le système a pourtant bien été adopté puisqu’il ne révélait pas les secrets présents dans les niveaux et que les niveaux complétés avec ce système n’étaient pas comptés comme parfaitement réussis (une médaille de bronze au lieu d’une médaille d’or) préservant ainsi le challenge pour les joueurs experts. Il n’entachait pas l’expérience des joueurs désireux de finir le jeu de manière traditionnelle.

Deus-Ex-Human-Revolution_thumb

Figure 7 – L’indicateur d’objectif apparait en haut à droite.

De même, certaines aides apparues d’après les recommandations d’ergonomie dans les jeux peuvent porter préjudice à l’expérience de jeu. Par exemple, dans Deus Ex : Human Revolution (Nixxes 2011) un pointeur indique en permanence l’endroit du prochain objectif et guide le joueur, ce qui donne lieu à une expérience de jeu plus dirigiste mais pratique pour les joueurs pressés. L’indicateur peut néanmoins être désactivé dans les options et est absent par défaut dans les niveaux de difficultés élevés. On propose ainsi une aide tout en laissant la possibilité au joueur de bénéficier de l’expérience ultime.

L’objet de l’ergonomie n’est donc pas de fournir des aides et simplifier le jeu à outrance, mais de permettre à tous les joueurs de profiter du jeu comme ils l’entendent, pour les néophytes comme les experts.

Empiètement

On pourrait également penser que l’ergonomie nuise à la créativité. Même si on peut avoir un avis sur la question, on ne va pas débattre ici sur le fait que le jeu puisse être une forme d’art ou non, mais on doit tout de même remarquer qu’il constitue une forme de communication et d’expression ! Des jeux comme Keys of a Gamespace ou Braid portent en eux un message fort de la part de leur concepteur. Ainsi, si, comme le précise Jonathan Blow, en tentant d’arrondir les angles et de l’adapter au maximum de public, le jeu perd toute sa personnalité, on pourrait penser que l’ergonomie va diriger les jeux vers des formes standardisées et leur ôter toutes expressivités.

Cependant, pour Pagulayan et Wixon, il est évident que l’ergonomie n’empiète pas sur la créativité des game designer puisque les recommandations ergonomiques portées sur les jeux ne sont pas à considérer comme des dogmes. Ainsi, sans empiéter sur le rôle du game designer, le but de l’ergonomie des jeux vidéo est simplement de permettre au game designer de réaliser son jeu tel qu’il l’a pensé en s’assurant que le joueur fasse l’expérience du jeu sans encombre. Pagulayan et Dixon appellent cela « Realizing the design Intent ».

L’ergonomie vise à ce que le jeu ne contienne aucun aspect qui s’oppose à l’expérience du joueur (Player Experience), qu’il n’y ait aucun challenge qui ne soit pas voulu par le game designer.

II. Pourquoi ?

Si depuis une dizaine d’années on s’intéresse à l’ergonomie des jeux vidéo, ce n’est pas pour que les experts ergonomes puissent s’attaquer à un nouveau marché mais bien parce qu’il y a un besoin !

Un nouveau public

Il n’est pas nouveau de dire que l’audience du jeu vidéo s’élargit avec des joueurs de tous âges. Avec l’arrivée de ces nouveaux joueurs, il est plus que jamais temps de prendre en compte les joueurs ayant un handicap quel qu’il soit. Les jeux vidéo doivent être revus en termes d’accessibilité et la démarche de proposer des lignes guides a déjà été entreprise avec le Game Accessibility Guide et le guide Includifiaction.

En plus d’un nouveau public on retrouve des nouveaux créateurs de jeux : scientifiques développant un jeu pour faire du crowd sourcing (c’est à dire collecter des masses de données pour leur recherche), enseignants développant un serious game ou petit studio de développeurs indépendants au budget limité ont besoin de lignes de guide pour éviter des problèmes d’ergonomie frustrants et ce, à moindre coût. En effet, si le jeu vidéo doit se populariser et s’étendre à d’autres domaines que celui du divertissement, autant s’assurer qu’ils n’étendent pas leur problème d’ergonomie au passage.

Terrain d’innovation

Il faut également remarquer que même si les jeux à très gros budget (dit “AAA”) peuvent avoir tendance à standardiser le jeu vidéo, il est aussi un secteur où les innovations sont fréquentes, voire nécessaires. Le jeu vidéo est le berceau de la création de nouvelles formes d’interactions qui ne sont analysées qu’une fois importées à d’autres secteurs. Les nouvelles interfaces comme la Wii ou Kinect apportent avec elles de nouveaux problèmes d’utilisabilité qui posent un challenge aux ergonomes puisqu’elles sont encore inconnues des experts. N’attendons pas de voir ces interactions appliquées à des objets du quotidien avant de soulever les problématiques d’ergonomie qu’elles dissimulent. Le jeu vidéo est donc un moteur d’innovation pour l’ergonomie. Il nous pousse à nous adapter et à innover. Si le jeu vidéo n’est pas toujours à l’origine du déploiement de nouveau paradigme d’interaction, il est en tout cas le testeur à grande échelle des interactions innovantes. A l’image d’un ingénieur en mécanique automobile qui refuserait de s’intéresser à la F1, l’ergonome qui refusant de s’intéresser aux jeux vidéo se prive d’un secteur illustrant au mieux les évolutions de son domaine.

Manque d’expertise et de connaissances

Les exemples de problèmes ergonomiques dans Mass Effect ou Half-Life présentés plus haut ne sont pas des problèmes bloquant la progression du joueur et n’ont qu’un impact modéré sur la qualité globale des jeux cités : les jeux ont été très appréciés malgré tout. Mais si un jeu « ergonomique » n’est pas forcément un bon jeu, un bon jeu à l’ergonomie bâclée offre une expérience en demi-mesure et peut vite rebuter les joueurs les plus patients. Les expériences montrent que si les joueurs les plus assidus tentent de contourner les problèmes d’ergonomie pour apprécier un jeu reconnu, la frustration et la perte de temps occasionnées écarteront définitivement les joueurs qui découvrent un nouveau jeu.

Figure 9 – L’interface de Skyrim. Source : Aurich Lawson

Il y a donc un réel besoin d’apporter une étude ergonomique au jeu vidéo. La preuve est que des jeux aussi récents et aux budgets aussi colossaux que Skyrim se voient offrir des correctifs d’interfaces de la part des joueurs eux-mêmes ! Comment de telles erreurs peuvent-elles se produire dans un projet de cette trempe ? D’une part parce que dans un projet, l’ergonomie est souvent relayée au second plan, étant perçue comme couteuse. Mais aussi parce que son application parait encore bien floue pour les développeurs comme les marqueteurs.

La suite ?

Dans le prochain billet, nous verrons quels outils sont utilisés pour garantir l’ergonomie d’un jeu et comment concevoir notre propre outil. En attendant, n’hésitez pas à commenter et faire part de vos propres expériences sur problèmes d’ergonomie rencontrés dans les jeux vidéo : une carte illisible, des contrôles peu intuitifs, des tâches rébarbatives à effectuer régulièrement ?

Auteur/Autrice

  • David Buchheit

    UX Designer - Ergonome spécialisé dans le jeu vidéo, il intervient également sur les projets liés à la gamification et aux interfaces ludiques. Doctorant au laboratoire du CREM, il a contribué aux recherches de Ludotic sur l’ergonomie des jeux vidéo notamment sur les méthodes d’évaluation heuristique.